Témoignages

In memoriam Elie Delamare-Deboutteville

le monde est vaste
le chemin est de cendre
il faut savoir garder
la démesure du présent

des statues veillèrent
très tard et puis
s’endormirent

Elie D-D.

Hubert HADDAD

Veilleur de chaque instant, Élie Delamare-Deboutteville aura consacré tous les jours de sa vie à l’expression de cette fragile souveraineté qu’on appelle poésie. Les milliers de poèmes et les innombrables dessins, écriture visuelle captant le sentiment intime, qui constituent cette œuvre unique dans le paysage contemporain, restent pour l’essentiel à découvrir. Des années soixante qui virent apparaître ses premiers écrits dans les revues d’avant-garde aux ultimes pages de l’été 2013, Élie Delamare-Deboutteville aura incarné avec une totale singularité cette dimension invocatoire et prospective de la poésie la plus actuelle. Traversé de fulgurances géniales et porté par un combat héroïque au quotidien contre la dépression et la solitude, l’auteur de Face à peu de temps et Poèmes pour la conquête d’un vertige n’aura jamais dérogé à sa princière mansuétude d’ermite, de funambule ou de saint. Son œuvre est un témoignage splendidement atemporel, une manière de journal intime métaphysique où, de poème en poème, l’anecdote égale le symbole, l’éphémère acquiert l’immutabilité et le trait d’esprit contrebalance l’illumination. Cette destinée vibrante d’un poète, sentinelle du silence et de l’éternité, l’œuvre par chance nous la restituera, identique à ses flambants paradoxes, au fur et à mesure que nous en exhumerons les strates accumulées en innombrables cahiers durant près d’un demi-siècle de passion créatrice.
(Hubert Haddad)


Jean-Paul BOURRE

Elie Delamare-Deboutteville, « décédé à Brunoy le 1er septembre 2013 ».
Ce n’est qu’une formule, lapidaire, qui indique l’ensevelissement, l’absence, la disparition du corps, un tour de passe-passe, recouvert par le vacarme du siècle… et puis plus rien. C’est du moins ce qu’on pourrait croire de ce côté-ci du monde. Mais il reste la parole du poète, doublure d’abîme du corps, déployant les signes, le ramenant du gouffre. L’un des derniers grands poètes, déjouant l’obstacle : « La mort n’est pas derrière le paravent, mais elle est le paravent lui-même. »

Je l’ai connu en 1969, dans ce Paris poétique insurrectionnel, groupés autour du Point d’Etre, la revue créée par Hubert Haddad. C’est l’époque des vertiges hallucinatoires, de la parole clairvoyante. Le Surréalisme n’est pas tout à fait mort, son cadavre bouge encore – et nous sommes sortis de lui, génération mutante. A la Palette, rue de Seine, on peut encore voir Adamov, attablé à la terrasse. Il est là, chaque jour, dans son rôle de sentinelle, de gardien du seuil. A l’intérieur du café, Elie arrive avec ses fulgurances, toujours en surcharge électrique.. Il écrit des poèmes spontanés, des flashs, de vraies radiographies de l’Instant : « Diriger vers les concasseurs les cœurs de pierre et les fous cultiveront des murs de fruits. » A répéter plusieurs fois, pour atteindre un niveau d’ivresse élevé. Il dit ses poèmes de façon désespérée, grinçante, diaboliquement emphatique. Il a des yeux de médium, de longues journées de psychiatrie derrière lui, parce qu’il faut bien charcuter les albatros pour les empêcher de voler, des médicaments à prendre tous les jours, et des poèmes à vomir, de nombreuses défenses magiques à installer autour de lui. Il fume ses cigarettes avec des airs hiératiques et princiers. Pour expliquer les rumeurs de sa tête par les lois de la synchronicité, il expliquait que son grand-père était historiquement l’inventeur du moteur à explosions – un « Delamare-Deboutteville », un découvreur, un explorateur.

Il a toujours tenu à ce qu’on prononce son nom entier, lorsqu’on parlait de son œuvre, ou lorsqu’on lui présentait une nouvelle personne : « Elie Delamare-Deboutteville ». Le nom a sa rythmique propre, un jeu de consonnes roulantes, protégeant le poète, élevant de hauts murs autour de la fêlure, la source, d’où sort la parole visionnaire. Ce nom ne dissimule pas celui qui le porte. Il l’éclaire, il le tient debout, l’entoure d’une protection, comme s’il pouvait braver l’éternité.

Oui, l’un des derniers grands poètes, l’un de ces albatros dont parle Baudelaire, proche d’Artaud par l’incandescence, et la parole mise à nue, délestée de tout son poids d’os et de sang. Sa disparition physique, cette année 2013, nous a fait l’effet d’une trouée vers l’ailleurs, nous laissant l’absence, qui est le vêtement secret de la présence. Les titres de ses recueils publiés lui appartiennent. Il les a sortis du gouffre d’ombre comme les lapins d’un chapeau. En quelques mots… et tout est dit : Face à peu de temps (1983), Poèmes pour un dieu égaré sur terre (1986) publiés par Hubert Haddad aux éditions « Le Point d’Etre », puis, aux éditions Dumerchez, Poèmes pour la conquête d’un vertige (2004).

Il ne s’agit pas de cerner l’œuvre d’un poète. On ne fait pas la guerre. On ne cherche pas à traquer ses secrets, mais à s’approcher de lui, à se mettre en résonance (et la raison n’a rien à y faire). L’œuvre elle-même dépasse notre entendement. On se tient devant une falaise infranchissable, ou presque. Une trentaine de milliers de poèmes inédits, enfermés dans des cartons et des cantines de fer – parce ce qu’il écrivait toutes les nuits, inlassablement, dans des cahiers, conjurant ainsi tous les périls. Une halte aurait pu le tuer. Ou le rendre malade.

Il y a ce leitmotiv, qui revient sans cesse dans ses poèmes, et qu’on devrait graver au-dessus de la grande porte noire :

« Vie puissante
Combat contre la Mort
Relais Infiniment
Car
Rien
n’efface l’Amour »

L’Amour, ce mot trop longtemps mastiqué par les poètes, il est là, dans sa réalité originelle, par-delà la fosse à brouillard, et la mort n’y peut rien. Elle n’est que le paravent. Ce besoin d’amour fou, qui peut empêcher de mourir, Elie Delamare-Deboutteville s’y accroche, comme à une toupie d’amarrage face au grand déluge, et sa plainte est humaine et va droit au cœur de celui qui l’écoute :

« embrassez moi
beaucoup comme
si c’était
la fin du monde. »
( Poèmes pour la conquête d’un vertige )

Mais il ne se contente pas de pleurnicher, comme un enfant perdu dans le noir – il en a fait une métaphysique de survie :

« L’amour et l’orage s’en allèrent
main dans la main

enterrer le temps
qui passe et revient

nous ne sommes en vie que par la grâce des morts » ( Chanson funèbre)

Dans les années soixante, il a le regard de l’aigle, et la vivacité du jongleur. Il n’a pas encore été statufié par les traitements psychiatriques, à coup de drogues chimiques. Il arrive chez Hubert Haddad, à Charenton, par la voie des airs. Il ne sonne pas à la porte, n’emprunte pas le petit escalier qui mène au premier étage. Il passe par la fenêtre, lorsqu’elle est ouverte, une courte escalade et il déroule sa carcasse de mutant, visage de proue, cheveux rejetés en arrière, redingote à boutons dorés genre polytechnicien, le cou enveloppé d’un foulard Hermès emprunté à sa mère.
Sa créativité immédiate, instinctive, est proverbiale. A la Palette je le vois penché sur la table, tracer d’inquiétants graphismes sur une page blanche, sorte d’énigme géométrique sous laquelle il écrit, sans réfléchir : « Entraîner nos vies à mourir sage pour de plus près aller tuer Dieu. »

Il y a là André Dréan, Georges-Olivier Châteaureynaud, Alain Malclès, un étonnant personnage proustien, gilet et montre à gousset, hanté par les exigences mallarméennes, le peintre Meyer Sarfati, Pat Guilleminaud, nommé par Hubert Haddad « l’ami des barrières floues », Raphaël Bassan, Yves Martin… dans ce lieu où Cocteau avait tourné l’une des scènes de son film Orphée – le moment de la baston et des tables qui volent au « Café des poètes ». (Toujours les jeux de synchronicité, les clignotements dans la nuit, comme des balises).

Partout, Elie est la flamboyance même, et il nous offre ses plus beaux opéras. Il donne corps à ce qui est insaisissable, toute son énergie tendue vers la vision, ses mains, ses yeux, prenant peu à peu possession des autres territoires.

« Les corbeaux sont venus
mourir dans nos armures
la ville en feu parlait
du cou des femmes
au loin
des troupes stupéfaites
s’arrêtaient grises
vers la mer née comme un pillage »
( Face à peu de temps )

Elie, la multiplicité errante des sensations, ramenée dans le gant du poème, paume ouverte, comme un présent, après le long et fulgurant voyage.

Il y avait toujours la grande clarté du dehors, en ces temps du commencement, la douleur fer-de-lance, des matins d’eau vive, des passerelles dans la ville, des passages secrets. « Aube semblable à l’Incarnation », écrit-il sur un coin de table.

Plus tard, on le verra s’affaisser, marcher d’un pas lent, en silence, sans perdre pour autant sa dignité, mais le vautour crocheté aux épaules. Le dandy est devenu un épouvantail pour ceux qui ne le connaissent pas et qui le fuient. Pour ceux qui savent, il est l’archange brûlé, les ailes repliées. Les foulards sont toujours là, un collier de couleurs qu’il porte sur son vieil imper blanc dans le dos duquel il a tracé au feutre deux grandes ailes stylisées, façon Cocteau.

Il écrit – il n’a pas cessé d’écrire. Quand il vient chez nous, il occupe la cuisine au moment où nous allons dormir – et il est encore là au matin, le cendrier rempli de mégots, à noircir des pages en buvant des litres de café au lait, sans se soucier de l’équilibre de sa santé. La présence affective des autres est importante pour lui, même s’il peut piquer des colères homériques.
S’adresser à des enfants ne lui pose aucun problème, mais il ne les aborde pas avec la conformité qu’on attend d’un adulte. Il escamote sa solitude, sa fièvre, sa douleur d’être, et le voilà sermonnant, s’amusant, jonglant images et sensations, avec la hantise du bonheur simple, de ses jardins paisibles. J’ai vu de nombreuses fois Elie parler avec mes enfants. Ce qu’il dit, les questions qu’il pose… tous les mots sont immédiats, sans réflexion. Il parle comme il ressent. Il ne quitte pas son niveau visionnaire de perception et d’exigence.

Il écrit encore, la veille d’une intervention chirurgicale délicate, et à son réveil, juste après l’anesthésie. C’est une seconde respiration qui ne s’arrête pas. Sans elle, il est perdu, et la foudre peut tomber sur lui. Par contre le sommeil le rend vulnérable, malgré la camisole chimique. Je l’ai vu dormir – et son sommeil m’a toujours étonné. Sa respiration est plus forte, le ronflement s’amplifie, la poitrine se soulève, il est comme ligoté, livrant un furieux combat à l’intérieur. Toujours son combat contre la bouche d’ombre, les exécuteurs qu’elle envoie jusque dans son sommeil, les spectres et les hantises.

Il y a un poème de lui, Figure de proue, qui montre bien cette traversée de la nuit :

« … là où souffle le vent
dans les voiles
d’apprendre l’infini

sur ce bateau de mort et de vie
il faut ne pas se prendre les pieds
dans les cordages de l’origine

ne pas perdre l’espoir venant
ne pas oublier le rien revenant
ne pas fuir le mystère survenant »

L’Amour, en réponse à la mort, comme un miroir s’inversant. L’Amour infini, qui ne peut pas mourir. L’Amour, cette électricité soudant les êtres, débordant les digues, indestructible, toujours à marée haute. Le double jumeau de la mort en habits de bal, le sourire du clown, fil d’or suspendu à une lointaine étoile, alors que le chapiteau brûle.
Il est loin le temps de la jeunesse ardente, du temps qui n’en finissait pas, du dandysme flamboyant. Elie Delamare-Deboutteville se débat toujours avec ses vieux démons, mais ils se sont rapprochés et pratiquent l’encerclement. Dans le poème Vertige, prémonition, décrit-il l’avancée de la maladie qui le ronge ?

« … où l’infini recule
comme un crabe où
les yeux parlent du gouffre

où une forme de mort
commence à hisser
ses drapeaux de pirates »

Je pense à lui, au-delà du corps, de cette tombe qui ne signifie rien. Il a la beauté d’une étoile de mer rejetée sur le rivage. Tous les possibles dorment en lui, liés à la grande loi du cercle. Je l’imagine paume ouverte, et je vois sa ligne de vie grimper au ciel dans un envol d’oiseaux libres, m’étirant jusqu’à sa source, à son commencement, pour allumer la première étoile. Et cette lumière est là, diffuse ou éclatante, partout dans ses poèmes, au jour le jour, heure par heure – le « réincarnant » – et ce mot revient souvent dans ses textes.

De ce côté-ci du monde, il y a la lente rotation de la mort, son poids de chagrin, les jardins détruits… Ce n’est qu’un angle de vue, né de la peur, une très mauvaise habitude de voir, le plus bas couvercle, entravé par des liens.

Elie Delamare-Deboutteville flotte, dans la tranchée inondée du souvenir, il ne disparaît pas – tous ces milliers de poèmes qu’il a laissés le rassemble, lui redonne un corps à reconstruire. Face à peu de temps, il ne s’éloigne pas. Il suspend son vol – longue spirale du cri s’arrêtant, réveillant la présence – et les mots du poème me reviennent, comme un faisceau de lumière.

En haut très haut dans les engins volants
la machine à réincarner se souvient de nous

En attendant de réincarner le monde entier
c’est dans l’absence que la machine récite
les noms de ceux qui disparurent.

J-P. B.

Yves JOUAN

Il y a des êtres qui peuplent nos vies comme des ombres, même lumineuses, parce que l’ombre a pris pied en eux plus que dans ce que nous voyons de nous-mêmes. Lorsqu’ils disparaissent, ils semblent partir habiter ce qu’ils portaient. Dite et non dite, leur parole atteint la dimension que nous lui connaissions, et qu’ils contenaient, le temps d’une vie. Mais c’était plutôt la vie même, comme l’atmosphère avec sa pression, qui tenait en eux ce qui penchait vers des limites combien plus lointaines.


Dominique Gabriel NOURRY

Elie Delamare-Deboutteville,
le mien depuis 40 ans.
Ton regard avant tes mots, tes poèmes, tes dessins que si généreusement tu m’offres.
Ton regard qui nous dé-joue.

Rien à dire du coup porté du coup d’Amour.
Rien à dire sinon qu’il est bon de se poser là dans ta présence, même lorsqu’ elle se pose comme un point d’interrogation.

Je me suis toujours impliqué dans un pacte tacite et je serais bien en peine de dévoiler ce qui ne cessera jamais de nous mettre en cause.

A mes yeux, sans doute il n’est de Poésie que celle que compose, détaché de sa représentation-même , un Homme Poème !!!

Et sur ce point -venu- je peux attester que tu t’es toujours posé là … mine de rien.

De loin en loin, l’on de retrouve, parfois dans les plus imprévisibles occurrences … et jamais tu ne manques de tact.
C’est une qualité des plus rares …

Ton Poème, ce soir, se pose sur mon mur comme un oiseau de mer. J’imagine les belles plages à venir …
Mais pour l’instant, dans la ponctuation, je livre mes lèvres closes.
Et c’est tout le contraire d’une fin de non-recevoir.

Carole GRAILLE

L’Inoubliable Rencontre

« Qui veut voler par les mains et bouches des hommes doit longuement demeurer en sa chambre: et qui désire
vivre en la mémoire de la postérité, doit, comme mort en soi-même, suer et trembler maintes fois, et, autant que
nos poètes courtisans boivent, mangent et dorment à leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles. Ce
sont les ailes dont les écrits des hommes volent au ciel. »
Joachim Du Bellay

Le soleil a rendez-vous avec la lune
Mais la lune n’est pas là
Et le soleil attend…
Charles Trenet

Pour et avec Elie qui n’aime pas que l’on « égare les enfants ».

La nuit nous est venue après que la lune a glissé.
D’une légende sans dorure, où j’étais brune de Loire, un enlacement de silhouettes demeure,
une pétrification de vapeur parmi les perce-neige. Les larmes l’ont condensée. Il avait été
grandement décevant, celui mi-végétal, mi-aquatique, qui, cousu de fil blanc, malgré des
initiales d’ O-R. me fit jouer la flamme, de l’étincelle à la cendre.

Il y avait au loin, une fois par mois, rue Villiers de l’Isle Adam, le rendez-vous silencieux avec
Elie.

En ces temps inquiets qui précédent l’alarme, Elie lisait dans la vive étoffe, les mémoires
taillées d’un évanouissement, à travers l’empreinte d’un mouvement. Elie ne moquait pas les
chagrins, comprenant leur essence avant même leur mise en mots, sans doute à leur singulière
façon de flotter autour du corps, de stagner dans la région du coeur… Il comprenait. Il
comprenait par l’expérience des vies continuées, transfusant des poèmes exorcistes, qui
convoquent les beaux Anges, l’Inconnu et sa mystérieuse adresse, l’Eternel. Parmi les plus
puissants, son slogan sur un bout de carton me suivait toujours qui remédiaient aux trahisons.

Un peu plus tard, des dialogues d’or et d’argent, dont les degrés de compréhension ne
m’apparaîtront vraiment que dans quelques siècles, si je croîs assez.

C’était avant que je n’enfile des jambes, avant le premier chant. Avant l’éclat, avant que ne se
repose un précipité faussement endormi. Depuis, Elie m’a dit que « la petite sirène ne s’est
jamais transformé en écume. » Depuis un « fourbi de rien », Elie me l’a dit, en ce jour de
j pui j
Mercure, tandis que son expédition vers la Lumière a commencé.

Car la nuit nous est venue

sans sentinelle, sans veilleur, sans gardien… Le phare s’est éteint. Il y a peu encore,
insomniaques et autres rêveurs, nous savions qu’il ne dormait pas, que la lumière jamais ne s’éteignait. Le monde se maintenait. Quand la mer s’est frisée, la sirène n’a sauvé personne. Le naufrage a eu lieu au loin, avec discrétion, comme s’évapore un enfant de haute mer, en proie à une tentative d’égarement. Mais en vérité, Ulysse s’est cramponné au mât, cherchant l’aigue marine qui soulage les pensées d’ombre, celle qui augure des sinistres, éloigne les tempêtes…sa main cherchant le talisman des marins, tendue vers une autre main. Épopée d’une main aimante, une main aimante salue, un oiseau en sort, un oiseau avec des mots … Le foulard s’est déchiré, Eurydice et Orphée apparaissent, soudain, dans le noir, des constellations en désordre et inversement.

Quand
l’astre s’est provisoirement voilé
Laissant
la place
intenable
occupée
à nos côtés

La nuit nous est venue après que la Lune a glissé dans l’Invisible. L’Un visible?
– Y vois-tu? – Ce face à face avec l’éternité… ?

Tu dis : – Je n’ai pas l’Eternité devant moi.
– Tu es déçu?
Tu dis : – C’est comme si tu demandais à un croque-mort ce qu’il pense de son cadavre.

Tu dis qu’Elle t’attend, que tu ne veux pas la décevoir, que tu ne te retourneras pas…Tu sais que je te suis… que nous te suivons… que nous y serons

Laissant
ta place
intenable
occupée

à nos côtés

C.G.

François RICHARD

Relais infiniment

Elie, j’aurais voulu lui dire que l’on ne s’adresse pas aux morts impunément, que par la nuée et la tente même les gardiens seront emmenés un soir sans que l’on s’en aperçoive, elles m’en avaient rêvé deux ou trois songes dans le crâne par la jetée à moi qui n’étais plus vraiment vivant depuis longtemps, depuis des années satellisé depuis un mois de septembre en écho dans les terres des fins fonds, l’un de ces soirs que pourtant j’avais aimés avant tout cela, enfant mortel. Pense à ces disques qui nous deviennent chers dès la première écoute, où finalement même les morceaux que l’on trouvait un peu en-dessous au départ capteront leur statut de carat par l’intensité d’une entente souveraine revenant, dans une inauguration de refuge outre-intime qui ne pût connaître d’élude par les voies sensorielles. Il y a ici même, il a été et il est, les carats d’un dessein commun à la dimension adamantine, les formes et la joie d’une amitié providentielle dédiée… à l’univers.

Transhumance cristallisée par certaine alliance de rencontres connexes, de pas et de paroles, au parfum de cette postérité aussi mélodique qu’infusée et qui est propre aux surgissements de l’Arche, aux épiphanies repaires de cell’hui qui nous rêve et nous chante. Ami en mille morceaux de force lui-même tuteur, porteur d’instants analogues tels qu’en ce pan rassemblé en définitive au lieu de la vie de ce corps. Des temps de maître dans une vie d’avoir été avec lui, parfois juste sans swing, juste extraordinaires. Juste extraordinaire.

Il y a des instants où la vie se résume et se prouve dans des bouffées mêlées de rêve éveillé, de fierté en fasciculations, d’une bienvenue joie pure que de cligner des yeux chaque fin de nuit en réalisant l’avoir connu, qu’une vie a été possible ailleurs et ce bel et bien à renverser la table de Trismégiste, on s’est vu sommer le réel, infracalypse et contempler la ville d’en bas dans la vitesse d’une fin de livre. Hisser hors cécité l’état de création permanente et même jusqu’à la cabrure majestueuse de cette caballus amata agissant en principe du nous, somatisant les champs du réel.

D’elle enserre ici la main dessillante dont nous constituerions la portée toute émaux carnés, écahiés. L’idée qu’après toi nous aurions intégré l’enceing musaïque cinétisé d’un hart intorse de roboratif à génésiaque pour toute l’anima urbaine, civile, la grande industrie d’une humanité ferrée tractée fasciculations Nôtres. Tour après tour, avoir été du pèlerinage en son sillage, cotrace sous les combles au débord phosphoral de l’heure bleue un peu plus morte et près. La fin d’un jeudi libre moyen-orageuse dans la lette, initiée à sombrer ombrager remplie d’une vie de souvenirs pulsatiles en quarantaines-cellules via la perspective cathédrale éthérique de phosphènes mouvants, angéiographie lente, émo-gigognes. Deux mille treize en juillet, en septembre en avoir rêvé de Elie, il aurait fallu que je l’appelle. De là à nous manquer, à nous manquer. Nous les orphelins d’Elie, Elie qui guérit, qui fertilise dieu comme chacune de ses vies partout tout le temps, valide le sens de vivre d’un clin d’œil comme on composte un billet de train, retourne le champ de vision et bénit dans son sillage rendu phosphènes, vécu avec un temps de retard de sensation, un « image par image », au rythme de son pas générateur de tableaux déployés lent, souverainement, mutivité de Phénix à Simorg dans les détails, l’illu organique tuteur qui passe magistral tout près parfois comme la grille dans la sensibilité, la matière. J’ai eu un contact autour de la place Saint-Sulpice, début août deux mille deux. Les situations en fond du dialogue semblaient s’enchainer comme les pièces d’un labyrinthe baroque subtil, disséminant des lignes de fuite dans le continuum, des pollens nomades, des graffitis nulle part en précipités évanescents. Des aphorismes urbains qu’il pointait émergeaient sous nos pieds ou dans les vitrines, un enfant demande son chemin, Elie lui frotte les cheveux, dans la même intention que son sourire bienveillant et complice qui a lavé tant de morts, qui nous faisait tant de bien. Puis à l’instar de la mer au passage de Moïse, les restrictions pour s’asseoir aux terrasses des restaurants dans l’après-midi s’évaporaient. Selon le grand Livre, Elie attend à la fin dans la tente de l’union. Il est la vision des derniers milles, la sensation de classe (grandissement puis apprentissage), un chemin de frontalier revenu porter les gueux, les déclassés, les champis.

Tous les benjamins épuisés quelque part au pied de l’étymologie disparue, ivres et assoiffés de l’émanation de Lettre dont lui demeure le garant et le dépositaire, la grande bibliothèque vivante à feue son incarnation, poussières d’étoile akashiques mémorables partout dans le Temps, pour l’absolu. Présence du gardien, messager et passager. Merci Elie mon cher ami de m’avoir connu, de m’avoir porté, de m’avoir appelé sans aucune raison après avoir eu mon numéro par on ne sait qui, alors que j’affrontais les souffrances de la résurrection dans un nouvel appartement usé et vide, sortant de la table d’opération, avant les premiers combats. Merci de m’avoir dit à ce moment je t’aime au revoir pour conclure un premier échange de mots. Elie, j’aurais aimé porter l’accolade en corps et de vive voix, à mon tour comme Arnaud te dire que tu es le grand poète, tu es le seul poète, le dernier œil ouvert pour que Dieu continue d’apercevoir la cité des hommes, le gardien des lisières boréales dans la météorologie de Son sang, au passage du Sans-Souci, au Café de la Mairie. La vie est plus belle de t’avoir connu, mon cher aîné qui a rempli la mission au pavillon des enfants ailleurs. Tu restitues au plus haut port le nom d’Elie Delamare- Deboutteville révélant déployant son ombre potentielle cachée, l’immense vie évertuée au gréement de la toute-proximité de la création continue, à l’annexion réciproque des états la plus primordiale. Elie tu demeures le poète qui seul après tous les autres la dernière heure de la nuit veillait encore plus ardemment au rêve de la cité des dernières choses et il n’y a plus personne après toi, tu as révélé la cité splendide pour laquelle la poésie savait qu’elle ne chantait pas en vain, à travers le meilleur de chacun d’entre nous que tu croisés, la valeur absolue que tu savais extraire de nos impacts dans la négativité, comme le marc de poème arborescent dans le lignifié de toute situation. Pour qui chaque battement de cœur, chaque parole rie entre les silences, restera maintenant à nous fixer, incruster l’universalité d’un meilleur, sceller la présence de soi en chacun comme la duplication de toute autre chose humaine et, à ce que chaque instant jamais la poésie ne laisse les morts de cette seconde même non innocentées. Merci. Relais infiniment. Oh Elie.

Elie Delamare-Deboutteville
Vertiges construits
Élie Delamare-Deboutteville
Illustration de Gérard Zingg
Éditions Bernard Dumerchez

Livré au vertige, Élie Delamare-Deboutteville le « conquiert », c’est-à dire qu’il le fixe. Étrange ascèse que son nouveau recueil : de brefs poèmes en vers courts, incisifs, d’une concentration impitoyable, troués d’aphorismes lapidaires dont l’évidence coupe le souffle (« un ange sans miroir/ n’est pas un ange »). La parole se conforte au rien, à la mort ; le vertige court de strophe en strophe, à la fois exaspéré et dominé par la rigueur formelle. Beaucoup de poèmes sont des sonnets (sans rimes) : l’un d’eux ouvre un miroir au vide, aux reflets qui hantent l’espace ; et puis brusquement (tercet final) tout se fige dans une équation bizarre (venue de Courbet ?) : « l’origine du monde/ est quand même/ un sexe séduisant ». Ailleurs voici la longue mélopée obsédante du « Garde-fou » : la folie menace, mais contrôlée, maîtrisée, par échos et leitmotive. Il faut lire ces poèmes
dont la densité minérale creuse le monde : « ô chevaux boiteux/ gardez toujours/ la tendresse du temps/ avant que la terre/ ne soit nettoyée/ par la cendre ».
Jacques Douté
(Journal du Marché de la Poésie)

Dominique DOU

Je préfère ne pas –

On aura beau chercher dans les dictionnaires à Delamare-Deboutteville, on ne trouvera, pour l’instant, que son ancêtre – arrière grand-père, l’inventeur (joueur) de la première voiture à moteur à explosion, en 1884.

Et pourtant, ce fut aussi un grand jeu que de vivre pour Elie en explosant sa trace – je veux dire son empreinte – sur la terre. À nulle autre pareille comme il se doit pour une empreinte.
Et une signature initiale – inaugurale – Elie (AY) Delamare-Deboutteville, avec toujours ajoutées, celles, mystérieuses « (AY) » que personne ne comprend.
Car il est parti avec ce mystère : pensée ? signe ? – à qui ? à quoi ? N’ayant pas eu de réponse, finalement je crois que je ne veux pas savoir : je préfère inventer, imaginer. Et ne pas vous le dire.

C’est un grand jeu qui n’est pas vraiment une plaisanterie que de vivre dans un grand écartement, dans un grand développement intérieur, imperméable à tous – ou presque.

Et pourtant comme il habitait le monde ! – mais hors du monde des endormis – dans cette présence innocente encore toute proche de l’enfance réelle, celle qui joue, sait qu’elle joue, sait que ça va finir un jour, sait qu’elle ouvre grand les bras, émue même par son doux rire fraternel d’avant la bêtise.
Une fragilité, un silence admirable qui n’a pas peur de la tresse infinie du temps, une présence acceptante – de tout. Je veux dire qui accepte le monde comme « le ciel accepte les oiseaux » parce que, de toute manière, ils ne peuvent vivre ailleurs que dans le ciel.

Dans un poème – un vrai poème – ce à quoi on le reconnaît – ce qui compte est le degré de combustion. Le plus important : le troisième temps de la combustion. C’est-à-dire celui de l’écrivain au moment où il a créé le poème : cela se voit s’entend se sent. C’est une transparence, un cristal au travers duquel le soleil a brûlé l’écrivain. C’est une évidence – c’est très rare. C’est le poème dans lequel l’écrivain est et en même temps n’est pas. Je veux dire où tout le monde est en même temps que lui. Comme l’écrit Rimbaud dans « Nuit de l’enfer » : « Je suis caché et je ne le suis pas ». C’est pourquoi de ce poème-là on dit qu’il est universel.

Quelques exemples : « Todesfuge » de Celan, « L’aube » de Rimbaud, « Contre » de Michaux, « L’allée » de Supervielle, « Tentative de jalousie » de Tsvetaieva, « La mort viendra et elle aura tes yeux » de Pavese, « La mort du poète » de Rilke, « Le pain et le vin » d’Hölderlin, « Le siècle » de Mandelstam, « Epitaphe » de Villon.

Chez Delamare-Deboutteville, c’est « Guerre intérieure » et sa chute (si j’ose dire) syncopée, dans l’infini : « Embrassez-moi/ beaucoup comme/ si c’était/ la fin du monde ».

Ce qui démontre, s’il en était encore besoin, que le poème, s’il ne change pas le monde, n’a qu’une seule mission : le consolamentum, ou si l’on préfère – l’accompagnement, de soi-même, écrivant, d’abord. Puis l’accompagnement des autres.

Car la souffrance est grande – et les ténèbres contre lesquelles Elie dût lutter toute sa vie, comme un christ prolongé.

Il était parmi ses contemporains poètes, sûrement le seul à incarner dans son corps ce « Voll Verdienst, doch dichterisch/ wohnet der Mensch auf dieser Erde » d’Hölderlin, ces deux vers issus de ce grand délire « En bleu adorable » qui se termine sur ce vers « Vivre est une mort et la mort est aussi une vie ».
Ce « Plein de mérite, cependant poétiquement/ sur terre habite l’Homme » (ma traduction) était-ce un voeu d’Hölderlin ? une affirmation ? une injonction ? une incantation ? une invocation ? Comment le savoir ? Et comment comprendre ces deux vers qui ont tant prêté à la glose ?

Peut-être peut-on les mieux voir aujourd’hui à la lumière des poèmes d’Elie – comme tout poète s’éclaire par son précédent choisi, l’inverse étant vrai aussi – qui signifient exactement ce degré de combustion dont je parle.

À la fois écrire et vivre – vivrécrire – mourir et vivre –vivrémourir – en même temps – se consumer en combustion lente, par ondes successives, dont la naissance n’est pas instantanée mais provient de la vie même de celui qui écrit. Et dont il n’a pas décidé du début. Mais dont il sait que le chemin est irréméable. Et que la mort non plus ne se décide pas.

Elie Delamare-Deboutteville (écrire entièrement ce nom) était un humain spécial, vivant dans cet indéfini qu’il parcourait sans cesse par des poèmes innombrables, incommensurables, dont lui seul connaissait le nombre exact.
Des milliers, des milliers : comment penser qu’il était « à côté » du monde, et de la vie, lorsque l’on sait qu’il écrivait « tout le temps », tout son temps, jusqu’à épuisement – jusqu’à épuisement de quelques mots – ritournelle obsédante – l’infini, l’éternel, l’intemporel, le possible, l’impossible, l’amour, la mort, l’enfance, le rêve, le silence, Dieu, le rien.

Mais : « Le Rien/prend/ une majuscule/ dans/ mon/ oeuvre/ écrite/ car/ c’est/ l’entité/ qui/ dans/ ce Monde/ (se) suppose ». Lacanien, Elie ?

Ce ne sont pas des miroirs ces mots dans son oeuvre mais des vitres très claires – aussi claires que lui-même, au travers desquelles il pouvait écrire des choses aussi simples et aussi terribles
que : « Je me demande si adolf hitler / criait pour s’empêcher de pleurer » – sans majuscule au nom du « démon » – lorsqu’on sait que ces deux vers sont issus du poème « A Babylone reconstruite »… on comprend que ce flux jaillissant d’Elie était parfaitement construit, parfaitement conscient, parfaitement présent.
Et aussi, souvent, parfaitement humoristique : « Dieu/ nous appelle « ses enfants… »/ pardonnez-lui/ cette généralité ».

Je me rappelle cette présence tout entièrement claire et tout entièrement intérieure qu’Elie manifestât lors de nos rencontres – presque entièrement silencieuses – de part et d’autre – je n’en parlerai donc pas. Je préfère ne pas.

Je me rappelle les premiers poèmes que je lus de lui, ce vertige si bien nommé, qui m’ont littéralement sauté aux yeux en une caractéristique évidente : ce participe présent et cet infinitif – suivi ou précédant l’un l’autre – procédant l’un de l’autre en une apocope du monde en train de s’accomplir, non accompli, non conjugué.
Ce cadeau extraordinaire fait à la lectrice que je fus, que je suis : celui que j’ai de conjuguer ou de ne pas conjuguer.

Je préfère ne pas – et être en cours de – observer la durée à l’oeuvre, l’idée, le noyau, l’infinie liberté en cours de développement, l’être-là en train d’être là où je lis – pas de procès, pas de jugement, juste lire là, avec lui, présentement, participant du présent, infiniment donc.

Elie aussi préférait ne pas : il n’avait pas le temps de conjuguer, ça ne l’intéressait pas, comme il préférait participer du présent. Son centre est le « nommer », juste cela, le nommer brut, cru, violent et tendre – pas d’exégèse, pas de fioritures, pas de descriptions ou de « sensations », pas de parti pris de « buissons typographiques » ou de « brouette des marécages » (… on me comprendra).
Non, plutôt des chevaux boiteux qui « sortent de l’écran ».
Pour Elie, la guerre est partout, comme « Un festin qui a mal tourné », comme un vrai manque d’imagination dirait Kafka. Et il la regarde en face, « montant la garde/ devant le Rien ».
Nommer : cela suffit à la conjecture, à la sienne, à la nôtre.

L’infinitif est une empreinte, juste cela, mais inscrite à jamais, empreinte infinie participant du présent donc, qui laisse la liberté intérieure, la seule valable, de conjuguer sans nous le dire en nous laissant, à nous lecteurs, cette liberté-là aussi. L’infinitif, premier mot du paradigme, qui résonne dans l’oeuvre comme un impératif hypothétique.

Le participe présent est une enveloppe tendre « embrassant » notre lecture, nous embrassant aussi par la même occasion. Car la terminaison est ouverte sur le « a » libre et ouvert, un neutre bienveillant.
Avec ces deux viatiques, participe présent et infinitif, Elie s’embarque pour où il veut, il va, pour longtemps sur un navire, dans l’action déroulante et en liberté infinie. Pas d’escale mais un feu continu, sans modestie c’est-à-dire sans méfiance. Ou alors celle de l’art de la chute, presque toujours sur l’Amour, avec une majuscule. Un nommer encore, sans rien d’autre que ce mot.

Il faut bien croire à quelque chose pour écrire autant – croire à l’écriture comme à une chaude couverture, à son apaisement, à sa thérapeutique, à son pouvoir de contact ?

Immense épaisseur de l’écrire et du vivre qui laisse libre cours à la conjecture : qui était Elie ? Avant que la biographie l’emporte, un jour, sur le reste – je préfère ne pas, aujourd’hui, savoir. Et pourtant…

« Quelqu’un qui écrirait sans penser je suis la révolution n’écrirait pas » écrit Blanchot. J’ignore si Elie pensait cela mais cette phrase m’est venue ces jours-ci, dans cette époque-là que nous vivons qui n’est pas une époque de révolution mais de mutation, que nous observons, certains, hébétés, d’autres, endormis, d’autres, réactionnaires.

Pour un écrivain – un écrivain de poèmes – le plus évident c’est l’écartement. C’est sûr : c’est une tragédie, lourde, à porter jusqu’au bout. L’écartement – et, en même temps la présence assurée. Comme « la conscience d’avoir raison » de Mandelstam.

Que dire aujourd’hui, en revanche, de l’absence de ce poète ? Et surtout que faire, désormais qu’Elie Delamare-Deboutteville a disparu, de ces milliers de textes écrits par lui et qu’il a « abandonnés », au sens propre laissés à la merci d’autrui ?
Etrange pouvoir du legs sans destinataire.
« Ne laissez rien derrière vous » dit Blanchot dans « L’entretien infini » à ce sujet, aux écrivains qui pourraient laisser une oeuvre inachevée, ou non, sans instructions – « Vous serez nécessairement trahis un jour. »
Si cela est évident dans le cas de philosophes tel que Nietzsche, comment évaluer les cas de Rimbaud ou Trakl dont une grande partie des oeuvres est posthume ?

La poésie n’étant pas moins fondamentale à la pensée des hommes que l’invention de concepts, faire connaître des poèmes après la disparition de son auteur relève d’une responsabilité morale immense et autrement plus « engageante » que celle de l’auteur de son vivant, atteint pourtant au moment où il décide de « vouloir publier » par l’affreux symptôme de la perplexité.

Dans le fait d’écrire, il y a autant de victoire que de douleur. Victoire sur la langue – car recréée autre – , douleur à s’en apercevoir et croire que, oui, cela pourrait, un jour, être lu par d’autres que soi-même.
Dévoilement atroce – et volontaire. C’est une énigme toujours irrésolue.

« Le temps que bat son coeur aussi », rappelant ici Olivier Larronde, par ses innombrables poèmes, Elie, comme le Rimbaud de « Saison en enfer », semble avoir « joué de bons tours à la folie » – comme une « Figure de proue » magnifique : « Ne pas perdre l’espoir venant/ ne pas oublier le Rien revenant/ ne pas fuir le mystère survenant ».

M’est revenue enfin les jours suivants sa mort, la voix d’Elie sur le répondeur téléphonique – oui, c’était sa voix étrange – qui d’autre pouvait me parler de douceur et d’absolu en même temps – qui posait une question à laquelle je n’eus pas le temps de donner une réponse.
J’eusse préféré, pourtant –

Laurine ROUSSELET

Tel un grand lutteur

Elie Delamare-Deboutteville s’avançait toujours très loin dans le temps pour faire rêver son vide, pour l’ouvrir à des forces dépossédées profitant à la vie intégrale. Il traquait le vertige relevant du souffle, celui qui occupe le corps et l’esprit et qui donne à l’espace sa propre respiration. Rencontrer Elie, l’embrasser, lui tenir la main, c’était s’immerger dans l’ignorance qui suppose le secret de la présence, guérisseur de l’appréhension du jour. Les combinaisons de l’instant modulaient le cri même sourd que les volutes de fumée pouvaient laisser échapper. Et son rire annulait la conscience mensongère pour réconcilier la faim avec la vérité. Il y a des destins forgés à la force du rêve. Celui d’Elie ne l’a jamais trompé. Son air à respirer connaissait les vertus de la perte, de la fuite qui donnent à la vie son donner à voir. La violence comprise dans ses textes laisse la figure du bruit, celui de l’incendie qui ravage pour conquérir la lumière, pour enchanter le vagabondage. L’être est le mystère à percer. Et Elie, par magie, tamisait l’éclairage sur lui. Tel un grand lutteur, il prêtait sa vie pour déchiffrer l’apparence, et s’appuyait sur la passion pour décider des visages autour de lui. Des milliers de portraits ont été exécutés. La clarté sort des ténèbres. Pour réaliser l’unité, seule la révolte tient la connaissance de ce pouvoir. Et qui a vu un jour Elie déambuler sait que le secret de la transformation était en lui la permanence. Vêtu de foulards extravagants, il cheminait tel un souverain, et ses doigts bagués n’ignoraient pas la traîtrise de l’identité. Elie était un théâtre de forces fécondes que la plus grande des solitudes habitait, que le chant de la plainte honorait par sa source vraie, un théâtre bâti par des milliers de poèmes écrits. Circonscrire la vie n’existe pas si la préoccupation de s’effacer devant elle reste constante. Elie brillait de cet apprivoisement. Il demeurait la stupeur, en crevant le calque de la réalité. L’amour était son seul mouvement. Et les signes et figures qu’il nous laisse sont sa propriété. Galoper, tourbillonner, ainsi était doté son esprit pour considérer le monde, et la nudité chantait pour lui. Elie est né de la vie. Elie repart à la vie.