A propos

Voici qu’il pleut des masques. La scène est jonchée de parures vides. Il apparaît que les leçons du Maître, primées d’excellence et d’honneur n’avaient guère de sens hors des bancs de l’école. Les studieux et les cancres se retrouvent aux latrines pour comploter quelque chahut. De hauts fonctionnaires du concept déchirent à grandes poignées les dossiers de leurs Œuvres. Narcisse en armure commence à étouffer sous le miroir déformant de son heaume.

Les voix de solitude, quant à elles, jamais n’ont cessé de sonder l’abîme. De quoi s’agissait-il ? Le vie demeure étrange. Euclide a perdu pied dans les brumes et les larves. Serruriers et geôliers s’entretuent au seuil des forteresses. S’isolent, limpides et douloureuses, les voix qui jamais ne se sont tues. Elle Delamare-Deboutteville est l’une d’elles — inaudible, presque, à force d’être pure. Car la parole longtemps -fut moquée au concert. A la rigueur, on montrait l’ours de l’Amuseur enchaîné au discours…

Mais quand donc les atroces mortels comprendront-ils la nature de l’enjeu :

Concernant d’un tout entrelacé dont le regard lourd est au rôle du réel le fantôme de deviner

Le poète, dans son attentive folie, est le seul rescapé de la grande hallucination où s’engouffrent en rangs serrés les flagellants de la Raison. Telle est la sclérose d’un savoir qui, une fois posé, ne peut se déployer que dans le champ d’une répétition qui l’éloigné de lui-même, implacablement.

Le saviez-vous ? « La musique préexiste et les gestes signifient ». La musique porte la voix. D’elle, le poème prend forme et sens. L’inspiration n’est autre qu’une vibration préalable. Un autre savoir hante cette musique qui de tout temps anima le corps des signes. La répétition porte à l’éveil ici, par l’appel aux images térébrantes, aux rythmes rocailleux, à l’incantation. Chaque poème est une rupture et une réconciliation à la fois : de la morne évidence à la foudroyante identité. Il y a dans l’œuvre d’Elie le témoignage d’un Retour après l’oblique voyage, une célébration des forces vives, mais guérie de toute rhétorique et tendue vers le secret des jours. L’humour le plus noir est l’autre face d’une vision mystique qui en aucune façon ne peut se satisfaire d’une retraite en ce Bas Monde où les temples, de toute nature, compensent un jour les vertiges — tel le choc amorti d’une plume d’Icare.

La critique poétique du principe dit de réalité n’a guère d’écho idéaliste.  Ce n’est pas l’Idée platonicienne  qui gère le poème, mais le lieu occulté de toute appréhension :

 

 

Bientôt

d’avoir connu la statue

puis le modèle

du figuré

à la connaissance

La vérité dépossède. Le lieu de l’homme n’est pas l’homme, mais l’être. Le plus intime réside dans le plus étranger, car il faut devenir étranger à soi-même pour ressaisir l’intimité. Le connu, le terriblement connu palpite dans le stupéfiant inconnu. C’est le secret. Il nous secrète. Si le garant de la raison est dans « l’évidence » de ses axiomes et la répétition neutre des lois qui sont à elles-mêmes leur propre justification, l’expérimentation de la déraison prend appui sur une bien plus exigeante certitude. A son seuil, chacun repousse une porte aveugle, épouvanté par l’incroyable fragilité de ses constructions. Et cette porte se referme sur le poète, comme la preuve qu’il n’y a pas d’ailleurs à l’édifice.

D’ordinaire, l’homme qui questionne refuse d’engager son être. Que veut-il alors interroger sinon le blockaus de ses justifications ? C’est à cet instant que tout se joue ! Le futur est le rêve agenouillé du condamné à mort. Le passé tisse la légende de l’immédiat présent. Qu’allez-vous donc chercher dans les calendriers du désir ? Le Temps n’est autre que « l’instant songeur infiniment ». Et n’allez pas croire que le poète parle en maître à son tour du haut d’une illusoire plénitude. Sa parole est la respiration des gouffres. Son verbe est la figure dansée de sa chute.

L’insondable dépossession qui affleure dans toute posi-tivité creuse l’abîme où l’homme construit sa maison d’absence avec l’unique pierre de Sysiphe. Telle l’ultime lucidité dans l’œil agonisant, la parole poétique s’élève, parfois, pour désigner ce jeu souverain de l’abîme. « En ce lieu dont il essaya, d’habiter l’histoire » Elie Delamare-Deboutteville a tenté l’expérience de l’irréconciliable.

On ne connaît encore que peu de textes d’Elie : quelques dizaines de pages publiées en revue ou dans quelque anthologie. Cependant l’œuvre manuscrite est déjà immense et ferait la matière de vingt recueils. « Dans la recherche de nommer » ce poète de trente-cinq ans a investi de vastes territoires où les plus ambitieuses avants-gardes élargiraient bien souvent leurs horizons. Qu’elles s’en inquiètent et qu’elles s’en troublent.

Au bout de la ville, il y a une mare ou se dédouble le sombre visage d’Hélios…

Hubert HADDAD